Lion avait repris connaissance depuis plusieurs minutes.
Bien que je sois réveillé, je décide de ne pas ouvrir les yeux. Pas maintenant. J’ai trop peur de ce que je découvrirai quand mes paupières se lèveront, quand il sera temps pour elles de ne plus me cacher la réalité. Car quelque chose ne tourne pas rond, dans cette réalité. Je le sens, je le comprends, je le sais. Et ce malgré la putain de douleur qui me triture le crâne.
Je suis allongé sur une surface dure – probablement à même le sol – et autour de moi, des gens chuchotent. Certains en anglais, d’autres en français, d’autres encore dans une langue que je suis incapable d’identifier formellement, mais que je pense être du japonais. Tous ont l’air inquiet, leurs voix sont si tremblantes qu’elles pourraient ne pas exister ailleurs que dans mon imagination.
Quand me suis-je endormi ? Difficile à dire avec exactitude. Je me rappelle être monté dans le car avec mes camarades de classe. Notre prof de géographie et nous devions aller passer quelques jours au large de Miami. L’idée ne m’enchantait pas mais comme je suis nouveau au lycée, j’ai accepté de participer au voyage pour ne pas faire mauvaise impression. Je me suis assis à côté d’un mec – Noa – à qui j’ai proposé de la marijuana contre un bon prix. C’est la dernière chose dont je me…
Quelque part, une fille lâche un hurlement aigu, m’arrachant à mes pensées. Sans plus réfléchir, j’ouvre enfin les yeux.
- Putain ! s’exclama Lion lorsqu’il découvrit ce qui l’entourait. C’est quoi, ce bordel ?
Je me trouve en fait dans une salle mal éclairée remplie de tables, de chaises et de bureaux renversés. Sur le mur du fond, un tableau noir. Je suis sûrement à l’intérieur d’une vieille école abandonnée. Mais qu’est-ce que je fous ici ? Et qui sont tous ces gamins qui se toisent mutuellement ? Parmi eux, je reconnais quelques-uns des mes camarades de classe. A leurs visages effarés et pris de panique, je devine qu’ils sont dans le même cas que moi, qu’ils ignorent pourquoi nous sommes ici.
John Kamasaku et son escorte de dix soldats armés jusqu’aux dents entrèrent dans la pièce. Usant de menaces véhémentes, ils parvinrent à faire taire tout le monde en un court instant. Après quoi Kamasaku se plaça bien en évidence devant le tableau noir et prit la parole.
- Bonjour, je m’appelle John Kamasaku, déclara-t-il en laissant un large rictus narquois envahir son faciès. Je vais commencer par répondre aux deux questions que vous vous posez probablement tous, à savoir où êtes-vous et que faites-vous ici ? C’est simple, vous vous trouvez au beau milieu d’une île un peu spéciale puisqu’elle est coupée du reste du monde. Vous provenez de trois continents différents – l’Asie, l’Europe et l’Amérique – et le but du jeu auquel vous allez devoir participer est de s’entretuer. Dans trois jours, un seul d’entre vous rentrera chez lui, couvert de tous les honneurs. Les vingt-neuf autres seront morts. Vous comprenez ?
Personne n’acquiesce. Tandis que Kamasaku nous explique dans un anglais presque parfait que les étranges colliers que nous portons tous sont en fait des bombes à retardement qu’il est possible pour son équipe de professeurs et lui-même de commander à distance, je tente par tous les moyens de ne pas céder à la terreur. Si je cède à la terreur, je suis mort. C’est aussi simple que ça. Quand je cède à la terreur, je ne suis plus moi-même, c’est « l’autre » – une bête féroce qui rugit, cogne, griffe et mord – qui agit à ma place. Et si je dois être certain d’une chose en cet endroit, c’est que les soldats n’apprécieraient pas de faire la connaissance de « l’autre » ; ils me cribleraient le corps de balles.
Je me mets debout, prends une immense inspiration silencieuse et entreprends de méditer sur ce que j‘ai entendu. Kamasaku a dit que le vainqueur du jeu aurait le droit de rentrer chez lui avec tous les honneurs. Et si c’était moi, le vainqueur du jeu ? J’ai déjà tué, ce n’est pas très difficile, comme acte, après tout. De plus, je n’ai pas de famille, ni d’amis. Qu’ai-je à perdre ? Rien. A gagner ? La reconnaissance des autres, ce qui m’aidera à réaliser mes rêves de réussite. Ouais, je vais remporter ce foutu jeu !
A cette pensée, la terreur qui me guettait s’enfuit au galop, me laisse seul et soulagé. Heureux, même. Je ne peux m’empêcher de sourire alors que je me rends compte que je bande comme un fou malgré mon mal de crâne.
Il y eut un bref mais intense mouvement de panique durant lequel un grand nombre d’élèves crièrent, se révoltèrent ou éclatèrent en sanglots. Au cœur de l’hystérie quasi collective, les soldats durent tirer en l’air en vue de ramener le calme et ainsi permettre à Kamasaku d’introduire une cassette vidéo dans un magnétoscope.
Encore embrasé par l’euphorie de l’idée de génie que j’ai eue en décrétant qu’il fallait que je gagne ce jeu, je ne porte que peu d’attention à la cassette. Elle m’apprend quelques trucs utiles au sujet des armes et des zones de l‘île à éviter, mais je suis surtout pressé de commencer à jouer !
Lorsqu’enfin elle est terminée, ce bon vieux John se met à faire l’appel. Au fur et à mesure qu’il énonce leurs noms, les gamins se lèvent, attrapent le sac qu’il leur tend puis quittent la salle de classe, le plus souvent les yeux embués de chaudes larmes, pour s’enfoncer dans les ténèbres où je prévois de jouer avec eux.
- Lion ! appela Kamasaku.
A pas nonchalants, l’interpellé avança jusqu’à lui avant de se saisir du sac qui lui était attribué. Il plaqua son nouveau bagage contre sa poitrine comme s’il se fût agi d’un merveilleux cadeau, plongea son regard sombrement étincelant dans celui de Kamasaku.
- Je suis impatient de connaître mon arme, ricana-t-il.
Je lis dans les yeux de ce bon vieux John qu’il ne comprend pas les raisons qui me poussent à sourire, et encore moins celles qui m’incitent à ne pas déguerpir sans demander mon reste. Je ne suis pas un ingrat, voilà tout. Ce type m’offre la chance de ma vie, je me dois de lui adresser mes remerciements.
J’approche mon visage du sien, dépose un baiser furtif sur ses lèvres chaudes. Médusé, il n’a aucune réaction. En revanche, ses joues s’empourprent violemment. Je murmure alors cinq mots à son oreille.
- A dans trois jours, John…
Là, Kamasaku me met une droite en pleine face. C’est un mec costaud et je la sens passer, j‘ai même l’impression que ma mâchoire se casse en mille morceaux. Je m’affale par terre, ce qui ne m’empêche pas d’éclater de rire tout en envoyant un clin d‘œil provocateur à ce bon vieux John.
- A dans trois jours, répéta Lion une fois qu'il eut cessé de rire.
Il se releva, réajusta le nœud de sa cravate, fit glisser ses doigts le long de la courbe de sa mâchoire endolorie et, son sac de nouveau blotti contre son torse, il partit en direction du pont.
Jeu 24 Avr - 4:52